Comment faire culture ?
Rencontre avec Danielle Pailler, artiste et chercheure
Meeting with Danielle Pailler, artist and researcher
Danielle Pailler est proche du projet 99 FEMMES MAROC. En chercheure, elle a accompagné le projet dans sa réflexion sur l’autonomisation des femmes. En artiste, elle a animé un atelier de peinture intuitive lors de la réunion préparatoire du festival IFALAN dans le village de Tamarout. Dans notre conversation, le mot « culture » est souvent revenu. La culture comme pratique, comme partage, comme ressource et potentiel d’innovation. Conversation avec une femme pétrie de culture.
Danielle Pailler is close to the project 99 WOMEN MOROCCO. As a researcher, she accompanied the project in its reflection on the empowerment of women. As an artist, she led a intuitive painting workshop during the preparatory meeting of the IFALAN festival in the village of Tamarout. In our conversation, the word “culture” came up often. Culture as a practice, as a sharing, as a resource and innovation potential. Conversation with a cultured woman.
Danielle, vous êtes artiste, chercheure et directrice régionale d’une institution internationale au Maroc, pouvez-vous retracer brièvement votre parcours ?
J’ai travaillé une dizaine d’années comme manager au sein de grands groupes internationaux dans des fonctions de marketing et de management interculturel. J’ai souhaité ensuite m’orienter vers la recherche et j’ai réalisé un doctorat en sciences de gestion sur les questions des pratiques culturelles et de la médiation. Après avoir été près de 10 ans vice-présidente en charge de la culture et consultante pour accompagner des institutions culturelles au niveau international, j’ai depuis un an rejoint le Maroc – pays où je suis née ! – pour m’engager dans une ONG sur les enjeux de la jeunesse. J’anime aussi, comme artiste, des ateliers créatifs au Maroc comme celui que j’ai donné à Tamarout.
Danielle, you are an artist, researcher and regional director of an international institution in Morocco, can you briefly tell us a little about your career path?
I worked for ten years as a manager in large international groups in marketing and intercultural management positions. Willing to return to academic research, I then completed a doctorate in management sciences on the issues of cultural practices and mediation. After being vice-president in charge of culture and consultant for nearly 10 years supporting cultural institutions at the international level, I moved to Morocco a year ago – the country where I was born! – to get involved in an NGO on youth issues. I also lead, as an artist, creative workshops in Morocco like the one I gave in Tamarout.
Atelier artistique à Tamarout animé par Danielle Pailler
Artistic worshop in Tamarout facilitated by Danielle Pailler
La culture est votre objet d’expertise et d’étonnement. Au fond c’est le cœur de votre vie. Pourriez-vous nous expliquer ce qui « fait» culture ?
Quand on parle de culture, on entend souvent de prime abord la culture extrinsèque, c’est-à-dire la culture du ministère de la Culture, celle que diffusent les institutions culturelles et que valident les experts. La mise en partage de cette culture-là, savante et légitime, est une préoccupation pour les institutions car l’accès à celle-ci ne va pas de soi. Il y aurait les publics et… les non-publics (expression en soi très critiquable). Pour les professionnels de la culture, la médiation devient un enjeu : comment convaincre ces non-publics de venir goûter à des propositions artistiques ? Comment lever les freins ? Je défends depuis plusieurs années une vision complémentaire de ce qui « fait » culture, en mobilisant le référentiel des droits culturels suivant la définition qu’en donne l’UNESCO. Celle-ci affirme que chacun.e est porteur.se d’une forme de culture endogène, intrinsèque. C’est un changement de regard !
Culture is your object of expertise and curiosity Basically, it is the beating heart of your life. Could you explain to us what “makes” culture?
When we talk about culture, we often hear at first glance the extrinsic culture, that is to say the culture of the Ministry of Culture, the one promoted by cultural institutions and validated by experts. Sharing this kind of culture, scholarly and legitimate, becomes a concern for the institutions because accessing to it is not easy. There would be the public and… the non-public (an expression in itself very open to criticism). For cultural professionals, mediation becomes a challenge: how can they convince the non-public to come and taste artistic proposals? How to remove obstacles? I have been defending for several years a complementary vision of what constitutes culture, by mobilizing the reference of cultural rights according to the definition given by UNESCO that affirms that everyone is the bearer of an endogenous, intrinsic form of culture. This is a change of perspective!
Pour aller plus loin / read more
Les droits culturels désignent les droits, libertés et responsabilités pour une personne, seule ou en groupe, avec et pour autrui, de choisir et d’exprimer son identité, et d’accéder aux références culturelles, comme à autant de ressources nécessaires à son processus d’identification.
Cultural rights designate the rights, freedoms and responsibilities for a person, alone or in a group, with and for others, to choose and express their identity, and to access cultural references, as so many resources necessary for their process of identification.
Dans ce nouveau référentiel, faire culture n’est pas seulement accueillir un public plutôt homogène en termes de classe sociale dans une institution culturelle. Il s’agit aussi de créer des situations avec des artistes qui vont générer des liens au sein d’une communauté et valoriser un territoire en y révélant des ressources culturelles souvent invisibles. Dans ce contexte, la mise en partage de la culture repose sur des initiatives qui permettent aux personnes de prendre conscience des ressources culturelles en présence. Le projet 99 FEMMES MAROC est un bon exemple de cette approche. Lors de la préparation du festival IFALAN dans les villages, les ateliers artistiques comme l’identification de traces sensibles d’un héritage matériel et immatériel dans leur environnement donnent confiance et conscience aux femmes qu’elles sont porteuses d’un patrimoine intérieur qui « fait » culture.
In this new frame of reference, to “make” culture is not just welcoming a sociologically homogeneous public in a cultural institution a. It is also about creating situations with artists that will create links within a community and enhance a territory by revealing often-invisible cultural resources. In this context, sharing culture is based on initiatives that make people aware of cultural resources in presence. The project 99 WOMEN MOROCCO is a good example of this approach. During the preparation of the IFALAN festival in the villages, the artistic workshops as well as the identification of the sensitive traces of a material and immaterial heritage in their environment give confidence and awareness to the women that they are bearers of an internal heritage that “makes” culture.
Permettre aux personnes de prendre conscience des ressources culturelles en présence.
Increase people awareness to the cultural resources in presence.
A titre personnel, qu’est-ce qui « fait » culture pour vous ? Quels sont les éléments qui composent votre patrimoine intérieur ?
Le Maroc certainement, où mon grand-père est venu en 1932 de sa Bretagne natale. Et puis la musique, sous toutes ses formes – j’ai d’ailleurs épousé un musicien !-. Et, cette constante dans ma vie, de vouloir mettre en relation, de créer des ponts, de faire « médiation ». Rencontrer l’altérité, me nourrir de ce que je ne connais pas, toujours. Créer et partager. Permettre à chacun.e de prendre conscience de son pouvoir créatif, et ainsi de prendre sa place singulière dans le monde. Mon propre accès à la culture « savante » quand j’étais enfant a été relativement limité. Je me souviens du tourne-disque familial et des chansons de Charles Aznavour et de Richard Antony, du théâtre à la télé, d’un spectacle d’Yves Montand vu à Nantes à 13 ou 14 ans. Je me souviens de l’émotion que j’ai ressentie dans mon corps et du partage avec les autres. Je suis toujours frappée de l’infini potentiel de la création. Pour moi, la culture c’est le souffle, le corps, le lien entre l’intime et l’extime, la mise en relation, l’altérité : du vivant pour se découvrir et rencontrer l’Autre !
On a personal level, what “makes” culture for you? What are the elements that make up your inner heritage?
Certainly Morocco, where my grandfather came in 1932 from his native Brittany. And then music, in all its forms – I actually married a musician! -. And, this constant in my life, to want to connect, to create bridges, to “mediate”. Meeting otherness, nourishing myself with what I do not know, always. Create and share. Allow everyone to become aware of their creative power, and thus to take their unique place in the world. My own access to “high” culture as a child was relatively limited. I remember the family record player and the songs of Charles Aznavour and Richard Antony, theater on TV, an Yves Montand show seen in Nantes when I was 13 or 14 years old. I remember the emotion I felt in my body and sharing with others. I am always fascinated by the infinite potential of creation. For me, culture is the breath, the body, the link between the intimate and the external sides of the self, the connection, and the otherness: living elements to discover yourself and meet the other!
J’ai toujours eu besoin d’animer la couleur.
I always needed to animate colors.
Parlons de l’atelier de peinture intuitive. Comment en êtes-vous arrivé à cette pratique ?
Depuis l’enfance au Maroc, à Casablanca, j’ai toujours eu besoin d’animer la couleur. Toute jeune femme, m’a été offerte par mon mari la grande boite de crayons Caran d’Ache dont j’avais toujours rêvé : des crayons magiques ! Et j’ai toujours peint pour rester vivante, notamment pendant l’adolescence, pour partager ma joie ! J’ai toujours peint en me connectant dans mon ventre aux couleurs et lumières du Maroc. C’était une manière d’y habiter quand je résidais encore en France. S’est invité en moi la nécessité de peindre sans projet, sans mental, surement en lien avec mon enfant intérieur. Pour faire vibrer ma liberté. Je goutais alors au plaisir d’incorporer les couleurs et de jouer avec elles pour prendre soin de moi. Et très tôt, j’ai eu envie de partager ce voyage intérieur avec les autres. Pour moi, exposer mes peintures et animer un atelier pour peindre depuis sa joie intérieure vont toujours ensemble.
Let’s talk about the intuitive painting workshop. How did you come to this practice?
Since childhood in Morocco, in Casablanca, I have always needed to animate colors. As a young woman, my husband gave me the big box of Caran d’Ache pencils that I had always dreamed of: magic pencils! And I always painted to stay alive, especially during adolescence, to share my joy! I have always painted by connecting in my belly to the colors and lights of Morocco. It was a way of living there when I was still living in France. I was prompted by the need to paint without a project, without a mind, surely in connection with my inner child. To make my freedom vibrate. I then tasted the pleasure of incorporating colors and playing with them to take care of myself. And very early on, I wanted to share this inner journey with others. For me, exhibiting my paintings and leading a workshop to paint from inner joy always go together.
Pouvez-vous nous décrire ce qui se passe dans ces ateliers ?
L’atelier commence toujours par un petit rituel pour rendre le corps disponible à la création. J’invite alors à créer un cercle, renouant avec la Halka marocaine (*). Je propose des gestes très simples, des gestes millénaires de Qi Qong qui permettent d’activer l’énergie vitale, de créer le lien entre le ciel et la terre à travers notre corps et notre souffle. Nous formons alors dès le départ une situation où chacun(e) peut prendre sa place. Ensuite, les personnes choisissent le lieu où elles se sentent bien, puis la palette de couleurs qui leur plait et elles laissent faire la main en peignant avec leur souffle. Alors, pour déjouer la peur de se tromper et éviter les comparaisons stériles avec les autres, je les invite à se laisser guider seulement par leur joie intérieure. Peindre depuis là !
Can you describe to us what happens in these workshops?
The workshop always begins with a little ritual to make the body available for creation. I then invite you to create a circle, reconnecting with the Moroccan Halka*. Share space always! I offer very simple gestures, age-old gestures of Qi Qong that activate vital energy, create the link between heaven and earth through our body and our breath. We then form from the start a situation where everyone can take their place. Then, people choose the place where they feel good, then the color palette they like and they let the hand do the painting with their breath. So, to thwart the fear of making a mistake and avoid sterile comparisons with others, I invite them to let themselves be guided only by their inner joy. Paint from there!
Au Maroc, la halka désigne le cercle formé par la foule sur une place publique, autour des artistes forains, conteurs, acrobates et chanteurs.
In Morocco, the halka refers to the circle formed by the crowd in a public square, around fairground artists, storytellers, acrobats and singers.
Utilisez-vous des thèmes ou des contraintes créatives ?
Non, pas de contrainte créative mais je pose un cadre bienveillant et sécurisant pour que les personnes puissent « se lâcher ». Je les accompagne par une présence encourageante, douce. En fin d’atelier, on lit sur leurs visages la joie, la vitalité, la fierté de se sentir à leur place, capable d’avoir accompli quelque chose qu’elles ne pensaient pas pouvoir faire, alors que souvent elles viennent de découvrir un pinceau…
Couleurs / Color palette
croquis / drawing Danielle Pailler
Do you use themes or creative constraints?
No, no creative constraint but I set up a benevolent and reassuring framework so that people can “let go”. I accompany them with an encouraging, gentle presence. At the end of the workshop, we read on their faces the joy, the vitality, the pride of feeling in their place, capable of having accomplished something that they did not think they could do, when often they have just discovered a brush…
Est-ce que le langage intervient à un moment dans ce processus ?
Oui, pour clôturer la Halka, je propose aux personnes qui le souhaitent de mettre des mots sur l’expérience vécue, le ressenti. Car, oui, peindre ouvre sur l’âme et stimule le langage du cœur, celui de l’émotion. Parfois, leur peinture est le support pour livrer de l’intimité, la partager, l’offrir depuis le choix éclairant de leurs couleurs !
Does language intervene at some point in this process?
Yes, to close the Halka, I suggest to those who wish to put words on the lived experience, the feeling. Because, yes, painting opens on the soul and stimulates the language of the heart, that of emotion. Sometimes, their painting is the support to deliver intimacy, to share it, to offer it from the illuminating choice of their colors!
A la fin de l’atelier
A the end of the workshop
Que vous apporte ces ateliers pour vous-mêmes. Que vous reste-t-il à la fin ?
Je me sens moi aussi terriblement à ma place. Je ressens beaucoup de paix dans mon corps, de la fierté moi aussi d’avoir permis à ces femmes de s’exprimer, de se composer, de « se naître ». Il est essentiel pour moi de mettre en place des espaces où les femmes peuvent révéler leur trésor intérieur. Je leur fais vivre le fait qu’elles ont du talent ! Cela me nourrit profondément et me donne de l’espérance pour continuer à avancer sur mon chemin de vie, dans mes engagements au service des autres….
What do these workshops do for you? What are you left with at the end?
I too feel terribly grounded. I feel a lot of peace in my body, I too am proud to have allowed these women to express themselves, to compose themselves, to “give birth to oneself*”. It is essential for me to set up some spaces where women can reveal their inner treasure. I make them live the fact that they have talent! This nourishes me deeply and gives me hope to continue to move forward on my path of life, in my commitments to the service of others…
La culture permet d’éclairer le potentiel d’innovation des communautés.
Culture highlights the potential for innovation of communities.
Dans le projet 99 au Maroc, nous voulons, par la création d’une pièce de théâtre participative et l’organisation d’un festival communautaire, valoriser les femmes du monde rural et faire reconnaitre leur vitalité et leur savoir-faire dans leur communauté et au-delà. Pour nous, cette étape est un préalable à leur autonomisation notamment économique. Mais nous avons conscience aussi que les femmes du monde rural sont souvent perçues comme pauvres, arriérées et donc exclues de la modernité. Quel lien faites-vous, à la lumière des droits culturels, entre culture et innovation sociale ?
Pour comprendre comment la culture nourrit l’innovation sociale, il est nécessaire de saisir comment les dimensions artistiques, culturelles et sociales de la culture s’articulent. La dimension « artistique » concerne la quintessence de l’individu car la pratique artistique réveille sa vitalité. La dimension « culturelle » relève du partage collectif. Celui-ci permet de reconnaitre le patrimoine intérieur des personnes comme ressources et la condition de leur vitalité ; enfin la dimension « sociale » se rapporte à la mobilisation des ressources culturelles d’une communauté pour répondre à des enjeux collectifs. Ces trois « moments » de la culture permettent d’éclairer le potentiel d’innovation des communautés et de produire une modernité qui ne soit pas coupée des émotions et du vivant.
In the 99 project in Morocco, we want, through the creation of a participative theater play and the organization of a community festival, to promote women from the rural world and to have their vitality and know-how recognized in their community and beyond. For us, this step is a prerequisite for their economic empowerment. But we are also aware that rural women are often perceived as poor, backward and therefore excluded from modernity. What link do you make, in the light of cultural rights, between culture and social innovation?
To understand how culture feeds social innovation, it is necessary to understand how the artistic, cultural and social dimensions of culture are articulated. The “artistic” dimension concerns the quintessence of the individual because artistic practice awakens one’s vitality. The “cultural” dimension comes from collective sharing. This makes it possible to recognize the inner heritage of people as resources and the condition of their vitality; finally, the “social” dimension relates to the mobilization of the cultural resources of a community to respond to collective issues. These three “moments” of culture highlight the potential for innovation of communities and to produce a modernity that is not cut off from emotions and life.
propos recueillis, édités et traduits par G.F.
*Danielle fait référence ici au concept d’individuation developée par Carl Jung.
interview, editing and translation by G.F.
*Danielle is referring here to Carl Gustav Jung’s concept of individuation.