
99 Soignant.e.s : interviews croisées
Erika G., infirmière en bloc opératoire à l’AP-HM, participe au projet 99 Soignant.e.s. Lors des ateliers d’écriture, j’avais déjà remarqué sa liberté de ton, la créativité de ses écrits, ainsi que, dans son regard, l’attention soutenue et légèrement inquiète de celles qui aiment aller au fond des choses. Le 10 février, Erika m’a adressé un message listant de nombreuses questions sur ce qui nourrit et fonde la démarche du projet, et je dois avouer avoir été surprise par sa curiosité. J’ai répondu le lendemain et, bien entendu, je lui ai posé à mon tour des questions. Et c’est ainsi que notre échange a commencé.
G.F

L’interview d’Erika par Geneviève
Geneviève : Erika, pourrais-tu te présenter et nous raconter ton parcours de vie ?
Erika : Je suis infirmière exerçant en bloc opératoire depuis 7 ans. En 2008, j’ai quitté la France pour l’Angleterre, un départ précipité en quinze jours : un voyage initiatique dans un endroit inconnu, dans une langue que je maîtrisais tout juste pour me confronter à la vie et à ses difficultés. Pendant près de six ans, j’ai vécu en colocations internationales, découvert des cultures et noué des amitiés fortes, soudées par l’absence de repères familiaux. J’ai postulé à des jobs improbables (distribuer des flyers à rollers, heureusement refusée !), trouvé un travail où j’ai tout appris : cuisine, gestion des stocks, service client, caisse, barista… Mais il me fallait plus, alors je me suis inscrite en fac de communication et publicité, jonglant entre études et emploi.
En 2013, je choisis de rentrer en France. J’ai beaucoup réfléchi pour reprendre une trajectoire de vie et effectuer un travail de mise en cohérence avec mes aspirations profondes. J’ai toujours eu de l’empathie, un souci de l’autre. Je décide de devenir infirmière.
Geneviève : Comment et pourquoi as-tu choisi de devenir infirmière ? Avais-tu ce qu’on appelle une “vocation” ?
Erika : Au fil du temps, cela m’est apparu comme une évidence: j’étais debout, solide. Je pouvais m’engager auprès des autres, entrer dans le prendre soin. Mes stages infirmiers m’ont confortée dans mon choix, ma volonté d’écouter, de tenir la main, d’accompagner, de créer du lien pour donner du sens, d’entendre les craintes et de réfléchir à comment réaliser un geste invasif, de rencontrer des soignants, des soignés….En deuxième année, une semaine en chirurgie cardiaque a été une révélation. J’ai encore la marque des gants sur ma casaque chirurgicale, l’empreinte physique de ce moment fondateur.
"Le bloc opératoire est un monde à part, un huis clos où l’on doit faire ses preuves avant d’être accepté.
Une fois diplômée, j’ai intégré le bloc opératoire de la Conception en ORL et CMF (Chirurgie Maxillo-Faciale). L’univers du bloc opératoire est particulier, un huis clos, un microcosme où tous estiment et jaugent votre valeur. Être accepté prend du temps. Devant mon vestiaire, tout se joue. Je quitte ma tenue civile et avec elle, tous mes autres rôles. Je les retrouve en partant. Je reviens chaque jour par loyauté pour les patients et mes collègues. Je vis mon métier comme un engagement à être là malgré tout.

En salle de réveil. photo : C.A pour l’AP-HM
Geneviève : Est-ce que la pratique de ton métier a évolué depuis que tu as commencé ? Les modes d’organisation du travail hospitalier ont-ils changé ? Quel regard portes-tu là-dessus ?
Erika : Le bloc opératoire est un lieu de haute technicité qui exige une grande capacité d’adaptation face aux évolutions des techniques et du matériel chirurgical : robot chirurgical, systèmes de navigation, implants sur mesure dans les chirurgies de reconstruction, etc. Ces avancées nécessitent de nouveaux dispositifs médicaux et une ingéniosité constante des soignants pour fixer les pannes, s’assurer que l’ensemble du matériel nécessaire à l’intervention sera disponible. Le bloc est un laboratoire d’idées en quête constante de solutions.
Si la sectorisation du bloc a peu changé en sept ans, son organisation a évolué, notamment depuis un audit de McKinsey en 2019 qui a mis en évidence un manque de communication. En réponse, un troisième poste de cadre a été créé, une réunion d’équipe quotidienne a été instaurée, pour aborder les nouveautés ou difficultés du jour. Une session regroupant l’encadrement et les personnels d’après-midi aborde l’organisation de la fin de journée et l’heure de fermeture de certaines salles d’interventions,… J’y vois une recherche d’efficience, d’optimisation du temps d’occupation de salle.

Facade de l’Hôpital de la Conception.
Travailler en bloc opératoire, c’est avoir un « privilège » rare : ne presque jamais connaître le manque… sauf en cas de rupture de stock fournisseur. Mais il y a un autre manque, plus insidieux : celui du personnel. Départs à la retraite, formations IBODE (1), IADE (2), mises en disponibilité, expatriations… Les vagues de départs déséquilibrent une équipe déjà sous pression. Les recrutements tardent, les nouveaux peinent parfois à trouver leur place.
"Malgré les tensions, ce qui nous unit, au-delà des spécialités, c’est l’engagement. L’engagement à assurer, à tenir, à être là.
Malgré les tensions, ce qui nous unit, au-delà des spécialités, c’est l’engagement. L’engagement à assurer, à tenir, à être là. Parce que ce métier, c’est bien plus qu’un travail. C’est une promesse. Pourtant, l’institution peine parfois à reconnaître l’effort, à valoriser les innovations, à donner du crédit à ceux qui tiennent le cap contre vents et marées.
Geneviève : Qu’est-ce qui t’a amenée à participer à 99 soignant.e.s ?
Erika : La cadre de mon service avait imprimé le flyer et l’avait affiché dans notre salle de pause. Je l’ai lu, puis je suis rentrée chez moi. Pendant mes jours de repos, l’idée a mûri : il fallait se lancer, ne pas hésiter. J’ai envoyé un mail pour participer. En reprenant le travail, j’ai croisé une collègue qui hésitait encore. Finalement, elle s’est inscrite à la hâte, comme poussée par ce même élan irrépressible. Sans beaucoup d’informations, j’ai vu ce projet comme une chance : dépasser ma timidité, vivre une aventure artistique collective, rencontrer d’autres soignants, me renouveler, aller au-delà de ce que je pensais possible.
Geneviève : Tu as participé aux ateliers d’écriture. Que penses-tu de cette expérience ? As-tu appris, découvert ou redécouvert des choses sur toi ou tes collègues?
Erika : Les ateliers d’écriture sont une madeleine de Proust, un instant suspendu où la page blanche ne reste jamais vide bien longtemps. Vous (3) avez cette capacité à faire résonner les mots, à donner corps à nos histoires, phrase après phrase. Chaque exercice est structuré, porté par des références littéraires qui rendent l’écriture accessible, presque évidente, comme si se raconter allait de soi. J’ai aimé cette ambiance bienveillante où chaque voix compte : les regards échangés, entre approbation et inquiétude (l’autocritique..sanctionnée par un gâteau au citron! (4)), la lecture collective qui donne vie à chaque proposition.

Lecture et écoute pendant les ateliers d’ercriture. photo : F.V.
Geneviève : On parle souvent des soignants sous l’angle de la crise hospitalière, d’un système toujours sur le point de s’effondrer et qui tient malgré tout, de l’épuisement, du manque de moyens, de la perte de sens. Que fais-tu de ces émotions-là ? Est-ce que tu écris aussi pour toi ?
Erika : Parfois, oui. J’écris pour poser des choses sur le papier, comme un exutoire. J’écris surtout quand l’émotion m’envahit. Les soignants sont comme tout le monde. Ils doivent jongler entre vie professionnelle et personnelle. Mais dans d’autres métiers, on peut exprimer (dans une certaine mesure) sa fatigue ou sa mauvaise humeur au travail. Chez nous, non. Lorsqu’on accueille un patient, nous le faisons avec bienveillance, peu importe notre état.
"Nous apprenons l’empathie, mais on nous demande une autorégulation rapide, c’est-à-dire de refouler nos émotions. Ressentir devient une transgression.
Dans notre formation initiale, nous apprenons l’empathie, mais paradoxalement, on nous demande une autorégulation rapide, c’est-à-dire de refouler nos émotions. Ressentir devient une transgression. On vit donc avec la frustration, plutôt qu’avec l’émotion. Or personne ne devient soignant juste pour exécuter des gestes techniques. Nous choisissons ce métier pour la relation à l’autre, au patient.
Je perçois là une dissonance entre le quotidien des soignants – marqué par l’engagement, l’oubli de soi, l’empathie, le sens des responsabilités et le manque de moyens – et de temps – résultant de la recherche de performance économique.
Geneviève : J’ai bien entendu cela dans vos textes, la difficulté à parler de vos émotions, surtout quand elles sont considérées comme « négatives » (colère, frustration, tristesse, etc…)
Erika : Oui, et au bout d’un moment, on redoute d’ouvrir les vannes. On se dit que si on laisse tout sortir, ce sera ingérable. Pourtant, certaines situations de crise (le décès inattendu d’un patient, un incident technique, un problème éthique délicat..) nécessiteraient un espace de parole plus réactif et adapté. Il est difficile de simplement poursuivre comme si de rien n’était. Certes la culture de sécurité des soins à l’hôpital repose sur une démarche active (check-list, reporting et déclarations des évènements indésirables et vigilances, retour d’expérience (comité de retour d’expérience, revue mortalité, mobidité,…) dans laquelle chaque soignant est engagée. Cette approche vise en priorité à réduire les dommages aux patients mais la part émotionnelle et affective reste à la charge mentale du soignant.
Geneviève : Pour moi, cette « régulation émotionnelle » constitue une part invisible mais bien réelle du travail du soin. Or de même qu’on ne soigne pas seul, on devrait pouvoir exprimer et traiter dans un espace collectif ces émotions et expériences au lieu d’en porter individuellement la charge. C’est évidemment une des finalités du projet 99 Soignant.e.s.
Erika : Exactement. C’est ce qu’Evelyne et moi avons tenté de faire en exportant sur notre lieu de travail l’exercice “du vrai et du faux” que nous tu nous as conseillés : un succès ! Chirurgien.ne.s, infirmier.e.s, agents des services hospitaliers, tout le monde s’est pris au jeu, transformant le tableau de l’espace “détente” en un espace d’expression individuelle et d’échanges collectifs. Cela montre encore une fois combien c’est l’équipe qui nous tient, nous soutient, nous retient. L’histoire des soignants est celle d’un collectif pluriel : un sentiment d’appartenance, une capacité à se comprendre, un accompagnement par ses pairs quotidien. D’ailleurs, nous réfléchissons déjà, à en tester d’autres issus du cycle d’écriture. J’aimerais essayer celui du “je dis non et je dis oui “.

Le tableau “Vrai /Faux” du service : un exercice d’écriture inspiré
par les Histoires vraies de Sophie Calle mis en oeuvre dans le service d’Erika.
Geneviève : Qu’attends-tu d’un projet comme 99 soignant.e.s ?
Erika : Je souhaite que ce projet nous porte et nous transporte vers un horizon inconnu, qu’il continue de nous surprendre. Au-delà, je souhaite que le spectacle rende visible ce qui ne l’est pas (notre vécu intérieur: nos émotions, notre vision du soin, de l’hôpital, notre engagement, notre inventivité,…). J’espère que la proposition issue du projet 99 Soignant.e.s recevra un accueil chaleureux dans un lieu aussi emblématique. Et que le projet ait vocation à s’exporter dans d’autres structures de soins et qu’il soit le début d’une plus grande histoire qui puisse bénéficier à tous, soignants et soignés. J’aimerais ajouter aussi que la crise du Covid nous a abîmés. Nous avons affronté l’inconnu et nous avons peur de cet inconnu. Car nous sommes comme tout le monde, avec des peurs humaines ordinaires. Nous avons pris des risques On nous applaudissait, puis tout est « retourné à la normale » et tout cela a été oublié.
Geneviève : Si nous parvenons à démontrer, dans la pièce 99 Soignant.e.s, que le soin ne doit jamais se faire au détriment de l’intériorité, de l’humanité et de la vulnérabilité des soignants, alors nous aurons réussi. Il est toujours inquiétant d’ériger les individus en héros. Idéaliser les soignants aboutit finalement à nier leur vulnérabilité, un aspect essentiel de leur humanité. Or une société juste repose sur des êtres humains ordinaires, non sur des héros. Le soin n’est un acte héroïque ou exceptionnel, mais une pratique profondément humaine. Une société civilisée tient la vulnérabilité comme la condition fondatrice de notre humanité.

Erika au milieu de ses collègues du bloc
(1) IBODE : Infirmier.e de Bloc opératoire Diplomé.e d’Etat – (2) IADE : Infirmier.e d’Anesthésie Diplomé.e d’Etat – (3) Noëlle Mathis et Geneviève Flaven animent les ateliers d’écriture – (4) L’autosabotage – “je ne sais pas si j’ai bien compris la consigne”, “mon texte est pas terrible” – avant de lire en public est un grand classique de l’atelier d’écriture. Ces précautions oratoires se payent d’un gâteau au citron (amende imaginée spontanément par le groupe).

L’interview de Geneviève par Erika
Erika : Pourrais-tu m’expliquer la réflexion derrière le projet 99 ? Initialement, avais-tu imaginé pouvoir le décliner de tant de manières ?
Geneviève : Le projet 99 est né presque par hasard. En 2014, j’ai écrit une pièce intitulée 99 Femmes pour explorer la condition féminine, dans un moment de réflexion personnelle un peu douloureux sur mon identité de femme, sur ma mère qui venait de mourir et sur la diversité des vies de femmes que je découvrais à Shanghai en Chine où je vivais alors. Ma première idée, c’était « seulement » de monter la pièce avec 99 actrices à Shanghai !
C’est l’expérience qui a fait que le projet 99 est devenu une plateforme de transformation individuelle et collective. En organisant en 2015, la mise en scène de la pièce originale 99 Femmes en Chine avec 130 femmes de tous horizons, j’ai été la première étonnée de constater l’impact que le projet avait eu sur les participantes. C’est en réfléchissant au sens de cette expérience avec les femmes qui m’avaient accompagnée dans l’aventure, que j’ai décidé de la renouveler, de la prolonger et de l’amplifier d’abord en l’ouvrant à l’écriture dès 2017. Puis, dans un second temps, à partir de 2019, je l’ai pensé comme un dispositif pour toutes sortes de communautés, d’hommes et de femmes, qui ont besoin de se faire entendre, de mettre à jour un vécu mal connu ou marginalisé.
Il m’a donc fallu plusieurs expériences pour en prendre conscience, et cet apprentissage continue. Mais aujourd’hui je cherche volontairement à travailler des thématiques avec des communautés de personnes où le projet 99 me semble pertinent, c’est-à-dire, des problématiques sociales complexes, où s’articulent à la fois l’intime et le politique.
"Aujourd’hui je cherche volontairement à travailler des thématiques avec des communautés de personnes où le projet 99 me semble pertinent, c’est-à-dire, des problématiques sociales complexes, où s’articulent à la fois l’intime et le politique.

Le premier “99 Femmes” à Shanghai en octobre 2015. Photo : L.H.
Erika : Pourquoi as-tu eu envie de t’intéresser à l’hôpital et à ses soignants ?
Geneviève : Intéressée par le monde du travail, j’ai voulu explorer l’hôpital et ses soignants après avoir œuvré avec les salariés de l’automobile (99 Flins) ou les récits des travailleur.se.s de la parfumerie à Grasse (99 Parfums). En effet, pour moi, le travail « vivant » devrait être un chemin d’émancipation et d’épanouissement. J’aime cette phrase de Simone Weil qui dit : «C’est par le travail que la raison saisit le monde, et s’empare de l’imagination folle.»
Mais dans les grandes organisations, qu’elles soient publiques ou privées, le travail peut devenir une source de souffrances physiques aussi bien que psychologiques. Suivant l’analyse de Christophe Dejours, c’est notamment la disparition des espaces de délibération collective et l’individualisation des performances qui ont favorisé ce phénomène depuis les années 80-90.
Cette réalité concerne aussi le secteur hospitalier : des soignants en souffrance choisissent de quitter certains services déjà en tension, ce qui a un impact direct sur la qualité des soins. La crise du Covid a rendu visibles ces difficultés longtemps minimisées, sans toutefois apporter de réponses suffisantes.
"Le soin est un prisme pertinent pour interroger des questions de société majeures : la reconnaissance des vulnérabilités humaines comme fondement du lien social, la place des femmes et les logiques organisationnelles qui produisent de la souffrance au travail.
C’est aussi au moment du Covid que j’ai découvert le travail de Cynthia Fleury et sa réflexion sur le soin. Au sein de la chaire de philosophie à l’hôpital, elle interroge aussi la souffrance des soignants : peut-on soigner quand on souffre soi-même ? En créant en 2020, des espaces d’écriture et de réflexion collectifs pour les soignants , elle les a invité à penser le burn-out autrement que comme une problématique individuelle. Le projet 99 Soignant.e.s s’inscrit dans cette mouvance : l’écriture et le théâtre ouvrent un espace où chacun peut exprimer sa subjectivité, tout en inscrivant son vécu dans une expérience collective.
Finalement, le soin est un prisme pertinent pour interroger des questions de société majeures : la reconnaissance des vulnérabilités humaines comme fondement du lien social, la place des femmes (elles sont surreprésentées dans ces métiers trop peu valorisés) et les logiques organisationnelles qui produisent de la souffrance au travail.
Erika : Pourquoi avoir choisi d’entendre les soignants sans la voix des patients ?
Geneviève : On aurait évidemment pu imaginer un projet 99 qui représente tout l’hôpital : les médecins, les soignants, les patients, les techniciens, les administratifs, les associations de patients… L’hôpital est vaste et tout le monde est concerné. Mais un tel projet aurait été difficile à organiser en pratique pour que chacun y trouve sa place. Heureusement, il y a toujours un contexte qui aide à définir des priorités. Quand j’ai commencé à discuter de ce projet, c’était fin 2022, nous sortions de la crise du Covid et il y avait de grandes difficultés de recrutement dans les services, notamment d’infirmières. Au départ, d’ailleurs, le projet s’appelait 99 infirmières, puis il a évolué pour inclure plus largement les soignant.e.s.
Par ailleurs, la relation soignant-soigné est déjà très présente dans les films, les documentaires et même au théâtre. Il me semblait intéressant de proposer un autre regard, de se centrer sur les soignants eux-mêmes, d’autant plus qu’ils ne constituent pas un bloc uniforme. Je voulais rendre compte de cette diversité, encore trop méconnue.
"Il me semblait intéressant de se centrer sur les soignants eux-mêmes, d’autant plus qu’ils ne constituent pas un bloc uniforme. Je voulais rendre compte de cette diversité, encore trop méconnue.

photo : C.A pour l’AP-HM
Erika : L’aboutissement de ce projet a été long. Quels ont été les freins (institutionnels, craintes…) ? Qui a choisi de porter le travail artistique à la scène ? Qu’est-ce qui a été le levier pour que l’AP-HM valide le projet ?
Geneviève : L’aboutissement de ce projet a été long, car il implique deux grandes institutions : d’un côté, l’AP-HM, de l’autre, La Criée. Or, qui dit grandes institutions dit processus décisionnels étalés dans le temps. À l’AP-HM, il a fallu obtenir l’aval et le concours de plusieurs instances : la direction générale, la direction des soins, la direction de la communication, la formation. Ensuite, le projet devait être intégré au programme culturel Parcours d’hospitalité, il fallait solliciter le soutien financier de Phoceo et l’approbation de son conseil d’administration. Tout ce travail d’intégration prend du temps et implique de nombreuses personnes, mais je n’ai rencontré ni freins ni réticences. Au contraire, l’enthousiasme autour de cette initiative était palpable. Et tout le monde à œuvrer à son niveau pour que cela se fasse.
De la même manière, un théâtre national comme La Criée planifie sa programmation deux ans à l’avance. Nous avons présenté le projet le 30 juin 2023, et il sera joué en mai 2025. Là encore, l’accueil de Robin Renucci et de ses équipes a été très positif. Il faut dire que Robin Renucci travaille depuis longtemps— et ce, bien avant moi !—sur un théâtre ouvert mêlant comédiens, techniciens, professionnels et amateurs. Il est aussi particulièrement sensible à la question du souffle, à la fois dans une perspective artistique et thérapeutique.
Erika : Qui compose le groupe (écriture, théâtre) ? Quels métiers y sont majoritairement représentés ? Combien de participants en tout ?
Geneviève : Il y a 37 participants aux ateliers d’écriture du projet 99 soignant.e.s. Une majorité d’infirmiers en soins généraux (9) et d’infirmiers cadres de santé (6), mais aussi des infirmiers anesthésistes (4), des aides-soignants (5), des infirmier.e.s de bloc opératoire (2) et des manipulateurs en électroradiologie (2). D’autres métiers sont également présents : deux sages-femmes, ainsi que des représentants uniques de plusieurs disciplines : orthophoniste, psychologue, interprète en langue des signes, technicien de laboratoire, puéricultrice, auxiliaire médical et agent des services hospitaliers.
Pour le théâtre, nous sommes environ 40 personnes, dont beaucoup ont déjà participé aux ateliers d’écriture, avec sans doute quelques nouvelles recrues.
Erika : L’AP-HM communique largement pour inviter les soignants à participer au deuxième volet du projet (le théâtre). Penses-tu qu’il n’y a pas assez de candidats ? Y a-t-il un nombre à atteindre ou souhaitable ?
Geneviève : Dans des projets récents, j’ai eu jusqu’à 99 personnes impliquées. Ici, je visais une soixantaine de participants, mais quarante sur scène, c’est bien aussi.
Erika : Connais-tu le ratio entre le nombre de “soignants” (selon la définition du projet) et le nombre de participants effectifs ?
Geneviève : Non, je l’ignore. Je pense que ce ratio est “faible”, compte tenu du nombre de soignants au sein de l’AP-HM. Mais pour moi, la représentativité de l’échantillon n’est pas fondamentale. D’une part, parce que je ne cherche pas une “objectivité” comme s’il s’agissait d’un travail académique. D’autre part, j’ai pu constaté que recueillir les récits de 25 personnes permet déjà d’avoir une excellente typologie d’expériences. En général, on ne passe pas à côté d’un message important. Mais cela reste néanmoins un enjeu du projet : non seulement entendre ce qui est dit, mais aussi chercher à percevoir ce qui ne l’est pas. C’est pourquoi, au moment de la composition, je demande à des personnes qui connaissent finement l’AP-HM de me dire s’il y a des voix qui n’auraient pas été entendues. Et je vous le demande aussi.
Erika : Comment vas-tu procéder pour choisir le contenu de la pièce ? Comment trier les mots (et les maux) ?
Geneviève : On choisit collégialement (moi, les artistes intervenants et quelques personnes coorganisatrices du projet à l’AP-HM) en fonction de trois critères. Cela se fait “à l’oreille” et assez naturellement :
• La diversité des propos : Certains textes (sur 240 fragments produits) sont forcément un peu redondants. Dans ce cas, on choisit le plus percutant, le plus précis, ou bien on tisse deux ou trois textes différents pour en faire un seul.
• L’oralité : Ce sont des textes destinés au théâtre, donc il faut qu’ils soient fluides à l’énonciation, qu’ils fassent image et qu’on entende aussi différentes manières de parler.
• L’impact: On cherche en priorité des textes qui révèlent la réalité hospitalière dans sa spécificité. On privilégiera par exemple des textes qui décrivent un chariot d’hôpital, le travail d’écoute ou l’énergie du bloc plutôt que des textes qui évoquent un ordinateur, une commande de fournitures ou une conversation à la machine à café sans contexte particulier.
Erika : Que recherches-tu dans tous les exercices d’écriture ?
Geneviève : Ce que je cherche avant tout dans les ateliers d’écriture, c’est à ramener du réel. L’expression, que j’emprunte à François Bon, signifie creuser et déplier la réalité dans toutes ses dimensions. Dire le réel est une épreuve qui exige une confrontation avec la matière et ses multiples strates. Les propositions des ateliers d’écriture permettent d’aborder cette complexité par blocs en se décentrant de son point de vue habituel : l’espace de l’hôpital, les visages, les objets, les gestes, les émotions,…. Il y souvent plusieurs propositions, imaginées par Noëlle Mathis et moi-même, pour que chacun suive la piste qui lui convient le mieux selon sa sensibilité. Ce travail d’exploration est difficile mais reste accessible à tout le monde : il suffit d’accepter cette immersion, d’accueillir les images et d’observer. C’est une nécessité pour soi-même, afin de mieux saisir ce qui nous entoure et ce qui nous traverse mais aussi pour le partager.
"Dire le réel est une épreuve qui exige une confrontation avec la matière et ses multiples strates.

A l’Hôpital Nord – photo : F.V
Erika : Tes projets 99 antérieurs t’aident-ils à tisser un récit qui fera sens ?
Geneviève : Mes projets précédents m’ont permis de développer une méthode de composition, un tissage de récits collectifs. L’expérience m’a appris à sculpter peu à peu cette masse de textes, à lui donner forme. Mais si je connais la méthode, je ne connais pas le résultat à l’avance. La pièce naîtra de la mise en résonance de ces récits dans un geste maîtrisé mais dont la destination m’est encore inconnue.
Erika : Quel est l’objectif du projet au cœur de l’hôpital ?
Geneviève : D’abord, le premier objectif est d’écouter les soignants, leur permettre de dire les choses en toute liberté. Ensuite, ce travail d’expression, de partage et d’écoute collective vise à activer une dynamique de groupe, à la fois pour prendre conscience de ce qui est commun, de ce qui diffère, entre empathie et mise en perspective et de renforcer les liens. Enfin, la communauté ainsi constituée va faire émerger et incarner la vision d’un avenir possible, construit collectivement et ancré dans la réalité vécue.
Erika : Avais-tu ou as-tu des craintes d’entendre le ressenti et le vécu des soignants ? Cette expérience te permet-elle de poser un autre regard sur ce monde ?
Geneviève : Je n’avais personnellement aucune crainte. Toute expérience humaine peut devenir matière à littérature. De plus, je sais que lorsqu’on donne la parole aux gens dans un cadre précis, ils en font un usage responsable. Effectivement, cette expérience me permet de découvrir des personnes dans toute leur complexité. C’est encore un peu tôt pour tirer des conclusions sur ce que j’apprends à travers ces récits, mais j’observe plusieurs choses :
- Une attention très forte portée aux autres.
- Une difficulté à parler de son propre ressenti, surtout quand il s’agit d’émotions négatives.
- Parfois, chez les plus jeunes, une tentation d’idéaliser, de se voir en héros.
- Une relation très incarnée au monde avec les gestes, les instruments, le corps des patients.